Je suis né par accident et je roule dans une BMW, par Sallox
Je suis né par accident et je roule dans une BMW
Elle préparait une soupe, au poulet, si ma mémoire est bonne; tournée
vers le four, elle remuait lascivement la nourriture dans une casserole
que sa mère lui avait léguée le jour de notre mariage. Sa tête était
légèrement penchée vers la gauche et l’autre main nonchalamment posée
sur sa hanche. A un moment donné, le trempant dans le liquide afin de
vérifier la cuisson, elle lécha avec désinvolture son index comme pour
me reprocher mon manquement aux devoirs conjugaux : je ne lui avais pas
fait l’amour depuis deux bonnes semaines.
C’était dimanche. La journée fut ensoleillée : on avait emmené les
enfants au parc où on leur avait offert une glace. L’aîné, Dieu sait
par quelle manoeuvre, avait laissé choir la friandise sur le t-shirt
blanc du cadet. Ce dernier avait éclaté en pleurs en laissant échapper
un vilain filet de bave, tellement il tenait à son vêtement, si bien
qu’il ne tarda pas à lui donner un coup de poing au dos de la tête, à
l’aîné, qui, au lieu de riposter, esquissa un sourire empreint à la
fois de malice et de honte et lécha encore plus franchement sa glace
tout en regardant le ciel du coin des yeux. Sa mère-ma femme- eut
toutefois pour lui un élan de tendresse lui ébouriffant les cheveux non
sans une certaine fermeté, preuve de sa légère déception.
De retour à la voiture- l’incident de la glace avait clairement
écourté notre sortie, j’entrepris d’ouvrir la portière arrière du
véhicule aux deux rejetons, pensant que mon geste eût été vecteur de
réconciliation entre les deux gamins. Il n’en fut rien, puisque l’aîné,
rancunier de nature, tira furtivement son frère par le toupet en lui
sussurant des mots genre « tu verras à la maison », ce qui ne manqua
pas de m’énerver pour de bon tant je me surpris à émettre un cri de
castrat inspiré avant de refermer violemment la portière sur les deux
chérubins.
C’est exactement à ce moment qu’une phrase me traversa la tête, comme tombée du ciel :
« Je suis né par accident et je roule dans une BMW. »
Je suis scénariste de feuilletons télévisés, principalement auteur de drames à succès tels que
« Les dessous de Beyrouth », « Le Despote » et, actuellement, de «
Voisins », un sitcom pour adolescents, transposition patente de «
Friends », diffusé sur LBC International, tous les mercredis soirs
après le journal télévisé. A la différence de beaucoup qui cherchent à
vivre de leur plume, je ne peux pas me plaindre. En l’espace de trois
ans, mon nom était devenu une référence et une garantie de succès pour
les producteurs frileux. Aujourd’hui, je pense que ma carrière n’est
pas prête de s’arrêter, à moins que je ne le décide de plein gré pour
me consacrer à mon rêve d’enfant : écrire des romans.
Ce n’est qu’à l’âge de vingt-sept ans, pourtant, quand mon père
mourut, enfin, me sentant libéré de toute contrainte filiale et
sociale, que je décidai de faire de ma passion de toujours, l’écriture,
mon gagne-pain. Au début, ce ne fut point facile car il fallait manger
avant tout. J’enseignais le français dans un petit collège, à temps
partiel, la matinée, et le reste de la journée je rédigeais des
faire-part pour un journal local et traduisais en freelance des
comédies américaines des années 1990 pour une boîte de sous-titrage.
Rien de nouveau pour moi puisque les petits boulots, je ne connaissais
que trop. Pendant mes cinq années d’études théâtrales factices, j’ai
été, tour à tour, serveur, plongeur, animateur de soirées pour
célibataires, cueilleur de fraises, précepteur, distributeur de tracts,
souffleur, technicien de lumière, pigiste, traducteur…
C’était donc tard dans la nuit que je m’amusais à écrire des
petites histoires macabres où l’assassin l’emportait toujours haut la
main. Mes lectures de Poe et de Lovecraft qui avaient jalonné mon
adolescence continuaient alors d’exercer sur moi toujours le même
ascendant.
C’est d’ailleurs dans les funérailles d’un ami commun que j’avais
connu ma future femme, Nina. On était tous les deux très proches du
défunt sans pour autant se connaître. Comment oublier cette douce nuit
de septembre ? Les connaissances jeunes du mort s’étaient réunies après
les funérailles autour d’une bière à fumer des joints à la mémoire de
ce dernier. On était assis l’un à côté de l’autre, Nina et moi, à
pleurer chaudement notre ami dont nous évoquions nos souvenirs
respectifs. Au final, on avait conclu que la vie tenait à si peu de
choses. Tellement si peu de choses, qu’un quart d’heure plus tard on
baisait à la sauvette, comme des bêtes, dans un sous-bois avoisinant.
Si, à la fin de l’acte, j’avais interprété notre délire compulsif comme
une espèce de consolation, une allégorie du triomphe de la vie sur la
mort, vers la fin du mois, je demandai déjà la main de Nina.
A l’époque, Nina vivait depuis quatre ans à Dubaï où elle occupait
un poste de responsable de relations publiques dans une discothèque qui
venait de démarrer. Son érotisme naturel lui avait valu, dès l’abord,
l’estime du patron. Exerçant son métier essentiellement par téléphone,
sa voix sensuelle était devenue un véritable capital pour l’entreprise
qui, dès la première année, s’est vue les gains montaient en flèche.
Durant les trois ans qui suivirent, bien que toujours aussi appréciée
du patron, Nina commençait à s’ennuyer ferme au boulot- la routine- et
sa mère lui manquait sérieusement au pays. Notre rencontre- ma demande
en mariage notamment- ne pouvait que mieux tomber et fut pour elle
l’évènement le plus heureux depuis l’obtention de son diplôme de
journalisme. Elle avait enfin trouvé quelqu’un qui la comprenait
au-delà de son décolleté.
Après notre union, mettre des enfants au monde ne fut pas pour nous
la plus aisée des décisions. Bien qu’alors âgée d’à peine 25 ans,
l’horloge biologique de Nina faisait déjà tic tac; quant à moi, ma
carrière venait juste de prendre son envol et la venue d’un enfant ne
pouvait que la compromettre, au moins le pensais-je. En clair, elle
désirait un enfant, moi non, pas tout de suite en tout cas.
Ce fut cette fameuse nuit de saoûlerie du 15 mars qui avait enfin
tranché le litige tacite. Je rentrais d’un bal de remise de prix où, je
m’étais vu discerner une récompense pour le meilleur scénario avec « On
ne mourra pas demain ». Contrairement à mon habitude, je m’étais un peu
lâché avec l’alcool, expression de l’instablilté relationnelle que
j’entretenais alors avec le monde de la télévision : curieusement, ce
monde que je haïssais foncièrement me reconnaissait. De retour à la
maison, toujours en proie à cette espèce de vanité amère et à la vue du
sein blanc de Nina débordant de la nuisette, j’eus une envie dévorante
de lui faire l’amour. Je la réveillai tendrement presqu’en pleurs
tellement l’émotion s’était emparée de moi. Une minute plus tard je la
baisais comme un demeuré (d’ailleurs c’était la première fois que je
tentais la fessée en l’aimant par derrière); l’alcool courant toujours
dans mes veines et la tentative de Nina de ralentir la cadence de nos
ébats me rendaient encore plus agressif à telle enseigne que, quand
j’étais en train de jouir, elle poussa un douloureux « aïe, chéri ! »
et mon préservatif se déchira. Deux jours plus tard, le testeur de
grossesse colorait d’épanouissment le visage de Nina. Son nid allait
enfin remplir sa fonction première : elle était enceinte.
L’aîné fut donc ce qu’on appelle un enfant non désiré, du moins
chronologiquement parlant. Pourtant, il n’en fut pas moins aimé, à
l’excès même, surtout de la part de sa mère, sûrement une manière pour
elle d’épargner à son enfant l’histoire de sa conception accidentée et
toute répercussion psychologique que celle-ci pouvait receler. Pas une
seconde, elle manquait de lui prouver son affection inconditionnelle. A
l’âge de quatre ans déjà, étouffant par cet amour, le gamin avait finit
par prendre sa mère en horreur et s’intéresser davantage à mon sujet,
moi le principal coupable de sa conception peu catholique. Certes,
j’étais tendre envers lui mais c’était tout. Sa compagnie m’indisposait
car, comme lui, j’avais été un enfant non désiré. D’ailleurs, à ce
sujet, j’ai toujours pensé que l’aîné est un sale brouillon d’une
dissertation philosophique finalement hors sujet.
« Je suis né par accident et je roule dans une BMW. » Cette phrase
pourrait être le onzième commandement, pensai-je, ou peut-être encore
une sorte de verset d’une secte matérialiste. Quoiqu’il en fût, quelque
chose au fond de moi me disait qu’il s’agirait plutôt du titre ou de la
phrase d’ouverture du roman que je n’avais pas encore écrit. Quand je
rentrai à la maison, je me hâtai d’écrire ma phrase sur mon cahier de
notes de peur que je ne l’oubliât.
« A table ! », fit Nina une première fois. Moi, j’étais affalé sur
mon fauteuil, absorbé à retourner ma phrase dans tous les sens, à
concevoir son contexte, son histoire. Au deuxième appel, « A table ! La
soupe se refroidit ! », je me levai brusquement comme extirpé d’un rêve
érotique ce qui me donna le tournis. Au moment où je marchais vers la
table, mon regard croisa celui de la Vierge Marie de cette icône
orthodoxe. Et ma deuxième phrase vit le jour. « Je suis né par accident
et je roule dans une BMW. Dieu n’existe pas. » Content de ma
trouvaille, je lâchais un imposant « A table les enfants ! » qui eut le
même impact qu’un rot d’un poisson rouge dans un aquarium.
Désormais, c’était évident; notre nid allait accueillir un quatrième visiteur : un roman.
Sallox