Smog / 1 - Le restaurant, par Lemon-a
Lorsqu'ils entrèrent dans le restaurant la tension était au max.
Goran Pritska avait fait sonner le cellulaire, quelques minutes
auparavant, alors que les trois voitures filaient dans la nuit, en bord
de mer, entre Faltkerk et Sancovis. Il avait laissé éclater sa colère
au téléphone : impulsive, soudaine et brève. De ces colères qui ne se
dominent pas, une colère de taureau dans l'arêne. Ceux qui le
cotoyaient craignaient Goran Pritska parce qu'ils ne lui connaissaient
aucune limite. Il avait déjà ratatiné plusieurs types sur des
mouvements d'humeur. Il baisait ses serveuses dans la remise du club et
dérouillait les videurs. Goran Pritska était un impulsif qui aimait se
la donner et qui, dans le bouillant de l'action, ne savait plus se
retenir. Stravinsky n'ignorait rien de ce tempérament. Il conduisait la
voiture de tête quand il reçut l'appel et pressa l'accélérateur.
Ils étaient douze dans les voitures et ils étaient en retard. Goran
Pritska, qui réglait la note, leur avait commandé de rejoindre le
restaurant pour 22 heures. A coté de sa propre tablée attendaient douze
couverts inoccupés. 23 heures. Ils étaient 12 menés par Stravinsky,
trois voitures, qui se garaient devant l'établissement dans un
crissement de pneux sur le gravier. Ils descendirent tous, 4 hommes et
8 putes, et se scindèrent au seuil du restaurant.
Autour la table de Goran, une dizaine de personnes, tous des hommes, la
trentaine passée, moins bien tanqués que lui. Lui, chemise noire
ouverte sur son torse musclé, les cheveux argents coupés courts et les
yeux gris. Goran Pritska ressemblait à un gros loup, un tigre-loup. A
ses cotés Sweet et Nasty la garde rapprochée, puis le plateau de la
soirée quatre Djs allemands, leur booker et un journaliste acheté.
L'ensemble du restaurant baignait dans une luminosité tamisée. Il
fallait traverser la grande salle pour arriver au fond, où se trouvait
Goran. Stravinsky et une partie de sa bande, seulement les putes,
suivaient l'hotesse qui les menait à la table du patron. Les trois
autres attendaient dehors. L'atmosphère était cotonneuse, ouatée comme
un morceau de rêve. Stravinsky n'en menait pas large, les intestins
noués il salua Goran avec un hochement de tête et un sourire crispé. Le
patron savoura la mimique. La colère s'en allait, substituée par
l'ivresse propre de la crainte qu'il inspirait. Il plaisanta pour
accueillir les nouveaux venus. Les yeux gris et l'attention du
tigre-loup se reportaient déjà sur les putains.
Les filles prirent place autour de la table vide : élancées, jeunes et
tendres, tout comme sur les photos que Stravinsky avait montré, au
bureau du club, quelques semaines auparavant. Peut être qu'il était en
retard Stravinsky, peut être qu'il ne savait pas s'organiser et que
c'était un amateur, mais il fallait reconnaitre qu'il apportait de la
chair fraiche. Ces putes portaient le précieux nectar des débutantes :
effluve de naïveté, parfum de l'innocence.
Golden était grande et blonde, elle paraissait douce, agréable,
accessible et distinguée. Elles diffusait quelque chose de
multidimensionnel, de la simplicité tonique mêlée de sophistication,
elle mixait la lune et le soleil, la neige, le sable chaud, elle
lissait les antagonismes et mariait les contraires. A coté d'autres
beautés la sienne prenait de l'envergure et s'imposait sans discussion,
avec une évidence naturelle qui faisait de Golden une femme
exceptionnelle. Goran était hypnotisé. Un instinct prédateur lui
remontait des plantes de pieds jusqu'au sommet du crâne. Ni Stravinsky
ni personne n'existait plus. Le charme de Golden l'absorbait tout
entier.
Stravinsky restait debout tandis que les filles s'attablaient. Comme
personne ne faisait plus attention à lui, il écarta le pans de sa veste
et brandit deux P38 automatiques qui crachèrent leurs balles
immédiatement. La poitrine de Goran explosa en une gerbe de sang,
dechiquetée par le métal expulsé des canons. La puissance du double
impact renversa l'homme en arrière, dans un raffut de chaise et de
parquet. Il s'affala lourdement, raide mort. Stravinsky tourna les
flingues qu'il maintenait dans chacune de ses mains et visa Sweet et
Nasty, les chiens chiens de Goran, ses lieutenants fidèles, assis à
gauche et droite du patron assassiné. Une nouvelle paire de balles
emporta leur âme vers les gouffres de l'enfer. Et deux cadavres
supplémentaires s'écroulèrent de coté, jonchant le sol du restaurant,
pissant à gros bouillons leur cervelle éclatée.
On aurait pu entendre des cris, des sirènes, des déflagrations, voir de
la fumée, des vitres brisées, des femmes et des hommes paniqués. Mais
rien de tout ceci ne se produisit. La totalité du restaurant demeura
atone, interloquée, péniblement assise dans les notes bleues d'une
musique jazz. A la table de Goran, les DJs Allemands, leur booker et le
journaliste s'étaient transformés en statue de cire. “Allez les filles,
on y va “ commanda Stravinsky aux putes qui se relevaient et
récupéraient leur affaires. Ils se hataient vers la sortie et
retrouvaient Arnold, Jonny et Kanfr sur le parking. “On va au club, on
est parti” annonça Stravinsky.
Les 3 voitures démarrèrent dans un rugissement de moteurs, éblouissant
la facade du restaurant des lumières blanches de leur plein-phares.
Elles disparurent en direction de Faltkerk. Un vent marin bruissait
dans les feuillages des arbres, les étoiles approchaient de la terre et
rendaient la nuit claire. Et cette nuit là, venteuse et claire, était
une nuit qui commençait.
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