Ils tirent sur les mouettes, par Traffic
Ils tirent sur les mouettes. Du bord de mer, accoudés aux balcons des
constructions balnéaires. La plupart du temps, je n'entends rien. Je
ferme la fenêtre du salon et c'est un triple vitrage, on a la clim.
Marine me dit que ça la préoccupe. Je lui dis, reste en dehors de tout
ça. Que veux tu que l'on y fasse. C'est quand même elle qui voulait que
l'on s'installe à l'année ici. Et hors saison, il ne reste que des
joyeux tarés dans le coin. On n'est pas si mal après tout. Il y a
quelques commerces et quand on prend la voiture, il y a tout le reste,
tout ce qu'on a fui, les rues qui grouillent de facteurs
problématiques, les centres commerciaux sans buts précis, l'absence de
coordination probante de la société en général. Il est intéressant de
voir comment les gens se débrouillent pour ne jamais se laisser
dépasser trop longtemps, une notion d'adaptabilité sans fin. Mais
Marine, elle, son problème, c'est plutôt les trucs qu'elle est seule à
voir. Je ne dis pas qu'elle est dingo, juste peu cartésienne, son
absolu ne correspond à rien d'identifié. Elle a refusé de se courber de
suite. En général, c'est tragique. Moi je corrige notre monde au fur et
à mesure là où ça frappe. Elle m'a choisi pour ça, je fais mon job. Du
coup, je vis là, dans une petite zone estivale déserte, je trafique des
horloges pour lui permettre de prendre son temps.
J'ai ramassé une dizaine de cadavres d'oiseaux derrière les dunes.
Ca commençait à pourrir. Les nettoyeurs municipaux se contentent de
débarrasser les corps les plus exposés. Ces sont des branleurs finis.
Marine voulait qu'on aille marcher vers les plages dans la semaine, je
me suis coltiné le débarrassage. J'ai mis à peu près une heure.
J'aime bien la bizarrerie des mecs qui frappent ces oiseaux avec
leurs fusils à lunette. Il y en a un qui m'a fait tirer une fois. J'ai
descendu cette cible à la con, ce n'est pas dur du tout. Après on a bu
quelques pastis en parlant de ces putains de footballeurs que je trouve
souvent à chier. Marine aime bien fréquenter les gens de la station
balnéaire. Elle revient du village parfois avec quelques histoires sur
les mamies qui s'expriment à voix haute, au dessus, mais à peine de
leurs cabas garni. Je la regarde tout me raconter avec un sourire et il
se reflète dans mes yeux et ricoche à mon cœur. On peut rester une nuit
entière dans nos mots à ne rien dire d'autre que l'on se parle. Jamais
on ne se dispute vraiment, juste ces conneries de volatiles qui
s'éclatent sur la plage. Ca nous sépare un peu, le temps de bien
comprendre que l?on est deux peut-être.
J'ai écrit un bouquin qui me rapporte juste assez. Franchement, je
ne sais même pas d'où j'ai sorti ce truc. Je pensais qu'en venant vivre
ici, j'en écrirai d'autres. Impossible de se concentrer avec tout cet
horizon, moi ça me disperse trop. Dès que je sors, le vent fait
cliqueter les mats des bateaux, je reviens avec le sable entre les
dents et je dis ben, aujourd'hui, on s'en prend plein la gueule. Après
on part se coucher ou Marine reste sur l'ordinateur et moi, je me mets
à lire les un ou deux bouquins que je connais pas cœur, il y en a un de
Michel Houellebecq qui parle de partir à Lanzarote pour y vivre
l'ensemble du nihilisme de l'industrie des loisirs en vacances et
l'autre est un roman très réaliste et absolument indispensable de
Richard Ford qui décrit une forme de bilan de l'occidental moyen ayant
par la force des choses renoncé à toutes ses ambitions par simple
impossibilité circonstancielle et qui se passe sur trois jours durant
le week-end de la fête de l'indépendance au titre éponyme. Par la
simple action de lire ces deux livres, je me tiens à distance
raisonnable d'un sentiment prononcé de malaise et des fausses
directions si facile à suivre.
Vivre ici me coûte environ 2500 euros par mois pour Marine et moi.
C'est n'est pas un luxe et beaucoup de gens pourraient faire comme
nous. Je ne sais dans quelles proportions se soumettre à l'action
publicitaire continu en refusant de déposer une partie des armes
compromet. Dans l'ensemble, il y a un monde où l'odeur de la
putréfaction n'est plus respirable et il y a un monde où tout reste à
faire. Ça me rappelle l'idée de côtes californiennes désertes du début
des années 70. Nous n'avons pas l'impression d'être venu ici pour
attendre la mort. En fait, nous avons décidé d'avoir un enfant et nous
avons aussi décidé un jour ou l'autre de quitter la France. Nous ne
savons au juste pour quelle destination. Vivre ici, c'est aussi vivre
dans la zone internationale d'un aéroport imaginaire. Et le voyage aura
lieu. Quoique l'on laisse à penser.
J'ai bientôt atteint la cinquantaine et Marine elle n'a que vingt
six ans. J'ai calculé que j'étais peut-être debout sur le comptoir à
dorures d'un café tzigane dans Paris, rue Abbé de l'épée un soir en
automne, en train de boire la tsuica, alcool de prune qui donne une
vague impression de se frapper la tête dans un poteau à plusieurs
reprises lorsque on exagère, le jour où elle est venu au monde dans un
hôpital de Rennes. Pourquoi devrais je m'en faire plus que ça
désormais. Là dans un petit périmètre de bien être, je me consacre à la
meilleure façon de la comprendre et de l'aimer et elle, elle se
contente d'être elle. Sans doute n'existe t'elle que pour cela. Je sais
que tout est aussi vrai que faux et sûrement ni bien, ni mal mais quand
on se réveille le matin, quand dans le regard et les particules salines
qui se déposent lentement sur les vitres de la baie qui plonge droit
sur le manège fermé et derrière un snack proposant quelques sandwichs
sans originalité et encore derrière, une large ligne bleue, quand dans
ces petits accessoires terrestres, le rythme de nos coeurs bat
souplement et dégage la fureur de toutes les rages contenues des
autres, il y a déjà tout l'or du monde.
Et pendant ce temps, ils tirent sur les mouettes.
Traffic